DÉMARCHE ARTISTIQUE

Mon travail vise à articuler des vocabulaires décoloniaux à travers des pratiques artistiques inter-textuelles et inter-texturelles.

L’ouvrage de ma vie relève d’un souci de justice et de l’impératif de guérir des passés coloniaux. Je réimagine et je reformule les langages du soi afin d’offrir « une contremémoire, pour le futur » (Gordon). J’explore la perte ancestrale — la perte des corps, d’histoires, de cultures, de langages, de genres, de systèmes de savoir et de spiritualités — afin de réécrire la voix marginalisée, historiquement tue, comme une force intègre dans les contextes contemporains de l’impérialisme global. Je puise dans le passé pour interrompre le présent et offrir des possibilités d’existence pour l’avenir, tel une « réacquisition du pouvoir pour créer sa propre ima-je » (Philip).

Le·a je, dans mon travail, s’articule au pluriel: C’est un·e je qui est descendant·e d’esclaves et de travailleur·es engagé·es, un·e je qui a grandi sur une île plantationnaire, Maurice, un·e je qui est économiquement de classe ouvrière mais culturellement de classe moyenne; c’est un·e je qui est rempli de désirs queer, un·e je qui transgresse les normes du genre, un·e je qui a grandi dans un foyer à foi catholique et hindoue; c’est un·e je qui est Africain·e, Sud-asiatique dans le processus constant de devenir Québécois·e… Le je dans mon travail, donc, ne peut se restreindre à la singularité: Ma voix est multiple et résonne par-delà et au travers des définitions; c’est une voix imprégnée de la «complexité de l’identité individuelle» (Gordon).

Le je de mon travail n’est pas limité·e par les frontières disciplinaires non-plus. J’œuvre en anglais, en français et en kreol et au travers de l’art vivant, de la littérature et des arts visuels, afin de façonner une multiplicité de voix esthétiques et politiques qui, singulièrement et collectivement, énoncent une poétique décoloniale. La mise en récit, dans l’ensemble de mon travail, ne s’exprime pas uniquement à travers les différents médias, mais aussi et surtout dans les interstices entre ces médias. Ces espaces représentent un terrain riche pour l’élaboration des «stratégies du soi —communs ou singuliers— qui initient de nouveaux signes d’identité, et des sites innovants de collaboration et de contestation » (Bhabha). Cette émergence de pluralités hybrides offre une vision kaléidoscopique de mes subjectivités dans leurs liens à la spatialité, la temporalité, le corps et l’affinité relationnel (kinship). En transgressant les frontières des disciplines, des langues et de l’espace-temps, je fais émerger un réseau de passages interstitiels qui interrompent les narrations, épistémologies et pédagogies coloniales dominantes.

C’est grâce à des recherches pluriannuelles dans les archives, dans l’engagement communautaire et dans l’éducation que j’élabore le cœur de mon travail. Ma pratique naît d’histoires personnelles, d’histoires familiales, d’auto-ethnographie, des savoirs collectifs grassroots, d’archives (formelles et informelles), de recherches communautaires appliquées et de la théorie critique. Ma démarche est guidée d’abord et avant tout par le processus et le matériel de recherche: J’étudie des histoires et récits, ceux qui nous sont d’emblée accessibles et ceux qui ont été relégués aux marges de l’histoire. J’ancre mon travail dans des activations et rituels quotidiens (tel la répétition, l’écoute active, le call-and-response, l’invocation, l’interpellation dans l’espace, l’interpellation dans le corps etc.), pour générer des avenues qui opèrent en dehors des épistémologies occidentales. Ce processus me permet d’activer des mémoires personnelles, intergénérationnelles, écologiques, géologiques, minérales et océaniques. Mon travail se développe toujours dans le cœur du processus-même: Je ne commence jamais une démarche ayant déjà une idée ou un ouvrage préétabli en tête; je donne la permission au processus, avec tous ses espaces interstitiels, d’être le contenant qui soutient l’émergence des mon œuvre. 

Textes critiques cités:

Bhabha, Homi, The Location of Culture, trad. Françoise Bouillot, Éditions Payot & Rivages (1994, 2007)

Derrida, Jacques, Specters of Marx: The State of Debt, the Work of Mourning and the New International, Routledge (1994, 2006)

Gordon, Avery, Ghostly Matters: Haunting and the Sociological Imagination, University of Minnesota Press (1997, 2008)

Philip, M. NourbeSe, She Tries Her Tongue: her silence softly breaks, Ragweed (1989, 1996)